Le combat
dimanche 9 novembre 2025
Jour 1
Je m’appelle Thierry, j’ai 60 ans passés et je suis alcoolique.
J’essaie de le dissimuler aux autres mais je ne peux faire autrement que de le reconnaître, je suis alcoolique.
Ça n’est pas venu de suite, la descente aux enfers s’est faite progressivement. Même si dans la famille il était de coutume d’avoir une bonne descente, ce n’était pas de l’alcoolisme car c’était ponctuel. Enfin c’est que je pensais. C’est pendant le premier confinement que j’ai commencé à boire, le temps était comme suspendu, plus de réunions ni de déplacements, un emploi du temps très allégé, sans vraiment de contraintes, un jour, je me suis offert un apéritif le midi alors que d’habitude ce n’était que le soir et encore pas tous les soirs.
Comme c’était agréable et relaxant, j’ai recommencé le lendemain et l’habitude s’est installée, sournoisement. Mais l’habitude n’a sans doute que fait suivre ma pente naturelle vers l’addiction.
Avec l’habitude est venue l’accoutumance et j’ai petit à petit augmenté les doses pour ressentir les mêmes effets, ignorant les signaux d’alerte de mon corps comme ces tremblements des mains qui sont apparus et s’amplifient le matin quand l’heure de la dose s’approche. C’est une drogue dont je n’arrive plus à me passer.
Cela me fait faire des choses stupides parfois, y compris sur le plan professionnel, des choses dangereuses aussi. Pour moi mais aussi pour les autres quand je roule en sachant pertinemment que je ne devrais pas par exemple.
Mon addiction est devenue telle que lorsque je suis en déplacement, pour les vacances ou en famille que j’ai toujours une bouteille dans mon sac et je bois au goulot, me cachant dans ma chambre, il me faut ma dose de whisky pour ne plus trembler.
Je regarde l’heure, il est 10h07 et si je m’écoutais je me servirais volontiers un premier verre, je ne suis pas très fier de moi mais il me faut m’assumer si je veux sortir de ce piège dans lequel je me suis enfermé tout seul comme un imbécile.
J’ai essayé plusieurs fois d’arrêter, sans succès, trouvant toujours une bonne excuse pour céder à la tentation aussi, je me suis demandé si écrire sur ce combat ne pouvait pas m’aider, jour après jour et même heure après heure car oui, j’en suis là, si je ne pouvais pas retrouver un peu de fierté en consignant mes efforts, mes progrès et sans doute également, hélas, mes probables échecs.
Et puis il y a l’aspect financier. Je ne suis pas à plaindre de ce côté-là mais j’ai bu l’équivalent d’une belle voiture dans les cinq dernières années ce qui est complètement stupide, de l’argent foutu en l’air pour en plus me bousiller la santé.
Car oui, je vais le payer un jour, c’est évident ! J’ai la chance d’être en bonne santé, de ne souffrir d’aucune pathologie mais je crois que si je faisais des analyses elles seraient désastreuses.
Comme je vis seul, c’est encore plus dur car personne n’est là pour me soutenir ou juger ma consommation excessive. Je lis les forums d’entraide entre alcooliques, ça aide mais est-ce que sera suffisant, je l’ignore.
L’idée de ne plus jamais boire me trotte dans la tête et m’effraie car j’aime le bon vin. Je veux arrêter les alcools forts, c’est une certitude, mais me dire que je ne pourrais plus boire un verre de vin au restaurant ou pendant un repas entre amis c’est effrayant. Je crois qu’il vaut mieux ne pas y penser pour le moment et vivre au jour le jour, un jour après l’autre en me disant simplement : aujourd’hui je ne bois pas.
En tout cas, c’est une belle saloperie de maladie que celle de l’alcoolisme. Et oui, je suis bien forcé de me l’avouer, j’ai dit plus haut que je ne souffrais d’aucune pathologie sauf celle-ci, et elle est sévère, l’alcoolisme.
Il y a des matins lorsque je me regarde dans la glace où j’ai une tête à chier ! Bouffi, des cernes de trois kilomètres, la peau terne, je le vois, je le sais. Pour autant quand arrive l’heure fatidique, je me sers un verre.
J’ai envie et besoin, car l’envie ne suffit pas seule, je pense, d’arrêter de boire, de retrouver d’autres plaisirs, des vrais plaisirs.
Alors c’est aussi l’idée de ce journal, me confronter chaque jour à ce que je suis vraiment, un alcoolique, et voir comment je résiste, comment je lutte, comment je tiens. Il va de soit que cela n’a d’intérêt que si je suis sincère.
Il est 18h12, je n’ai pas bu et un ami très proche vient de m’appeler longuement pour me donner des nouvelles de sa femme qui est hospitalisée depuis fin août pour une leucémie, alimentée par sonde, perdant ses cheveux encore une fois, la gorge brûlée par les traitements, ne pouvant plus parler, ni sortir de sa chambre stérile, une horreur. Et moi, petit connard de base, je suis là à me plaindre de ma maladie alors que c’est juste un manque de volonté, un manque de respect face au cadeau qu’est la vie !
Honte à moi !
Mais l’heure fatidique approche, la bête gronde et veut sa dose.
Je n’avais pas conscience réellement de cela avant de me poser devant ce clavier et de taper les premiers mots.
Jour 1
Et il va falloir dompter la bête, avec patience, avec courage, avec force aussi car notre drogue est en vente libre.
Je ne sais pas si l’idée de visualiser l’alcool comme une bête en moi est pertinente ou pas, je sais bien que la bête c’est moi, j’ai l’idée qu’ainsi je peux dialoguer avec mon démon intérieur et le combattre, je verrais bien si c’est juste ou pas.
Sur quoi m’appuyer ? Ça me questionne.
La volonté ?
Le besoin physiologique pour préserver ma santé ?
Le fait que ma fille a besoin d’un père présent et non mort de façon prématurée ?
Le regard des autres ?
Le jugement que je porte sur moi-même ?
Il est évident que je ne suis pas droit mais puis-je encore me redresser pour paraphraser Marc-Aurèle ?
C’est le sens de ma démarche, le but de cette quête. On parle de sobriété heureuse pour évoquer l’écologie, j’espère trouver ma sobriété heureuse dans ce combat contre l’alcool.